Gerasimos Floratos

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Les cartes sont des rendus abstraits de l’espace sur une surface plane. Elles diffèrent radicalement des reliefs et territoires auxquels elles se réfèrent ; elles sont des marqueurs culturels codés qu’il faut apprendre à déchiffrer.

Même si les peintures de Gerasimos Floratos sont figuratives, elles tiennent davantage du paysage. Floratos est un New-Yorkais. Son travail est entropique, sorte de traduction psycho-géographique de la ville. Il est né et habite encore le centre du centre-ville, à Times Square (qui n’est en réalité pas carré, mais plutôt tordu). Les couleurs vives de ses personnages, face à nous, évoquent les expériences extrêmes qui caractérisent la ville de New York.

Floratos ne peint pas la foule comme telle – ses toiles figurent toutes un ou deux personnages – mais sa présence rappelle les passants qui se croisent. Certains regardent vers le bas, d’autres de côté, d’autres encore vers le haut ; ils sont tels la multitude que l’on croise chaque jour dans les quartiers animés. Ils évoquent aussi les panneaux publicitaires et les écrans LED géants : toute cette anarchie cacophonique renferme à la fois de l’agressivité et de la poésie.

Floratos peint sur le sol de son atelier, fait du même béton que les rues qui le surplombent. Le graffiti est un land art urbain, mais Floratos n’est pas un street artist. Son travail s’interdit toute bavure. Je ne peux pourtant pas m’empêcher de penser à l’effacement, au recouvrement constant du street art par les agents municipaux ou par d’autres graffeurs, sorte de cycle naturel d’émergence et de disparition. Floratos travaille à l’acrylique et à l’huile. L’un est brillant et lisse, l’autre plus texturé. Il trace des couches de lignes sombres sur des surfaces peintes plus grandes, souvent horizontales, rappelant la série des Transparences de Picabia ou les rayons X - qui sont à la fois une technique médicale et de conservation muséale - révélant des couches de peinture et des réalités cachées sous la surface.

La biographie de Floratos est bien connue. Il parle ouvertement du deli de son père et des origines grecques de sa famille. Il est pourtant évident qu’il n’est pas un artiste outsider (même s’il admire William Hawkins et bien d’autres). Il connait le milieu et reste parfaitement conscient des tensions sociales et des enjeux de pouvoir qui l’animent.
Floratos ne se définit pas comme un autodidacte. Il ne se sent pas vraiment appartenir aux mouvements du néo-expressionnisme ou du Bad Painting, même s’il les admire, de Basquiat à Kippenberger. Il traque avant tout les émotions, à l’image de Man Ray qui disait « Je peins ce que je ne peux pas photographier ».


Ses tableaux reflètent – ​​de manière légèrement déformée – notre époque, où distinguer entre « haute » et « basse » culture devient moins pertinent. La question est réglée. Le street-wear et les cartoons sont partout, les changements de goût plus rapides que jamais. Floratos a appris la capoeira. On dit souvent que la capoeira se « joue », et il semble l’avoir pris au pied de la lettre. La peinture est pour Floratos une performance physique. Il est à l’aise avec les grands formats du type affiche publicitaire. Ses tableaux pourraient former une œuvre cohérente. Même ses sculptures (exposées en parallèle dans l’exposition de Boisgeloup) saisissent toute une variété de langages corporels impliquant les cinq sens : la vue, le toucher, l’odorat, le goût et l’ouïe. Nos organes sont des collecteurs de données sensorielles, tant anatomiques que relationnelles. La relation est toujours réciproque, faite de concessions mutuelles.

Les yeux nous permettent de voir et d’être vus. Nous, regardeurs, observons les grands yeux d’une figure qui nous regarde en retour. Une dynamique voyeur/harceleur que l’on retrouve dans le travail de Carol Rama. Les yeux des personnages de Floratos sont tantôt intenses, concentrés, vagues ou explosifs, reflétant toujours une activité de l’esprit.

Le nez nous permet de sentir ; il nous révèle les délices comme les dangers. La façon dont Floratos les peint vus du bas rappelle les caricatures que Daumier faisait des élites politiques de son temps. Ceux qui baissent les yeux sont ceux qu’il faut ridiculiser.

Les bouches de Floratos sont souvent, sinon toujours, grandes ouvertes. La bouche permet de manger, de goûter, d’embrasser, de parler, de rire, de crier ou même de mordre - comme les mâchoires de Lee Lozano qui montrent les dents. Parfois, une langue dépasse : la médecine chinoise prend la langue très au sérieux, c’est elle qui permet de déchiffrer les messages envoyés par nos organes internes.

La peinture à la main offre bien plus de liberté que les coups de pinceau numériques ne le pourraient jamais. Les mains servent à saisir, mais aussi à sentir et ressentir ce qui nous entoure, même dans l’obscurité : toucher et être touché. Elles servent aussi à la communication silencieuse : faire coucou, faire un check, accepter, tenir, pointer du doigt ou menacer.

Les oreilles, enfin, nous permettent d’écouter et d’entendre, mais aussi d’assurer notre équilibre interne, notre capacité à nous tenir droit et à nous déplacer. Les personnages de Floratos portent souvent des casques audio. Ils sont coupés du monde extérieur. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien écouter ?

On voit aussi nombre de ses personnages fumer. Cela peut bien sûr évoquer les lobbies du tabac, ou les expériences et manipulations d’Edward Berneys qui a su convaincre les femmes que la cigarette était le flambeau de leur liberté. On peut aussi voir le tabac comme un moyen de communication, penser à la tradition amérindienne du calumet de la paix. Fumer peut-il être une façon de réfléchir ? Inhaler un outil d’introspection ?

Dans certaines de ses œuvres les plus récentes, Floratos inclut des éléments de collage : il ajoute diverses matières, échelles et collisions de perspectives, comme s’il observait la réfraction du paysage à travers la lunette arrière, depuis la banquette d’un taxi. Ses collages de gratte-ciel urbains ou de Las Vegas et du désert qui l’entoure lui ont été inspirés par les boutiques et hôtels pour touristes proches de son atelier, ou ses voyages d’étude à Vegas.
Il s’est aussi intéressé à des images de champignons, ceux à points rouges. Les amanites tue mouches, ou champignons des Schtroumpfs, sont psychoactifs et médicinaux. Ils désactivent nos mécanismes de défense et exacerbent les sens, comme le prouvent à la fois les cérémonies Peyotl et les recherches menées par l’Université Johns Hopkins. Ils ouvrent les « portes de la perception », pour citer Aldous Huxley. Ces vertus thérapeutiques ont pourtant été sévèrement réprimées pendant des décennies. Pourquoi interdire les espèces naturelles capables d’altérer les perceptions et de modifier la conscience ? Pourquoi les considérer tellement dangereuses ?

Le mycélium reste peu étudié, alors qu’il s’agit d’une structure révélatrice qui peut nous aider à créer des liens plutôt que des oppositions. Il est connecté aux arbres et partage de nombreux points communs avec la construction urbaine et l’organisation sociale.

MAPS – cartes, donc - est aussi l’acronyme américain de l’Association multidisciplinaire pour des études psychédéliques. Le mot psychédélique vient du grec ancien et signifie manifestation de l’esprit. Floratos s’est toujours intéressé à la schizophrénie, aux déviations mentales ou neurales et aux perceptions extrasensorielles. Il a curaté des expositions à la Fountain House Gallery de son quartier. On pense aux nus de Maria Lassnig, ou à la psychologie quantique de Robert Anton Wilson qui cherche à briser les associations conditionnées.

Edvard Munch a dit un jour « Je ne peins pas ce que je vois, mais ce que j’ai vu ». Floratos, le psychonaute, ne peut qu’être d’accord.

- Anne Dressen, Curator, Musée d'Art Moderne de Paris.