Almine Rech Bruxelles a le plaisir de présenter Torn Clean, la quatrième exposition de Chloe Wise, qui aura lieu du 24 avril au 25 mai 2024.
Une bouche extatique, un oeil et sa larme, une chevelure baudelairienne,
l’apparition brusque d’un sein, des mouvements qu’on devine frôlements ou
caresses. Chloé Wise nous plonge au coeur de sa peinture. Par morceaux, les
corps peints surgissent, ils viennent à notre rencontre, avant de nous enlacer, de
nous déborder.
Leur point commun : sur la toile, tout semble aller pour le mieux. Ils tiennent la
pose, ils performent le bonheur à la perfection. Ils suivent les commandement
d’un monde qui se force à rire pour ne surtout pas voir la violence qui l’habite.
Chloé Wise nous attire avec cette joie exacerbée qui émane de ces corps souvent
nus, « prenables » et déchiffrables. On croit découvrir une famille nombreuse et
recomposée, le clan de l’artiste, un gang de soeurs.
Mais Chloe Wise ne s’arrête pas là, sur les bords de l’auto-satisfaction et du faux-
semblant. Derrière les rires trop soutenus et les visages superficiellement détendus, la peintre peu à peu immisce un sentiment qui dérange, un courant
disruptif. Elle déclenche en nous une gêne. Tout semble trop parfait, trop lisse.
Même la couleur dominante — ce beige qui prend le dessus sur l’ocre, dépigmenté
et brouillé par un hallo de blancheur suspecte — qui unifie ses visions semble
nous prévenir qu’un danger guette, dans notre propre acceptation d’un monde qui
veut aplanir sa surface pour se rendre présentable, et donc : supportable. Le
chaos n’est pas loin, il attend, tapi dans l’ombre, dehors, là où nos regards évitent
de voir.
On pense à la phrase d’Alfred Jarry : « Plus je touche un cercle, plus il devient
vicieux. » Avec passion et flamboyance, Chloe Wise nous force au dévoilement. Les
sourires deviennent crispations. Les larmes de joie se changent en larme tout
court. L’innocence se dérègle. L’artiste, dans un texte à la première personne,
décrit la couleur « chair » — historiquement fondée sur le rose caucasien — des
« Band-Aid », ces pansements que l’où se colle à la peau pour ne plus voir la plaie :
« Jusqu’à maintenant, le Band-Aid possède sa propre couleur générique — celle
de la couleur de peau caucasienne, un beige maladif qui imite la peau de certains
sans parvenir à convaincre d’être de la peau. [...] Le Band-Aid est un imposteur, de
la fausse peau censée jouer le rôle de la croute — la croute de la croute. »
L’image, selon elle, peut provoquer la même fausseté : masquer, enfouir
l’insupportable. En déréglant peu à peu ses peintures « bien sous tout rapport »,
Chloe Wise provoque notre regard. Chaque tableau devient porteur d’un sens
multiple, d’émotions partagées, complexes, et véritablement vécues.
Georges de la Tour avait besoin de la lumière de la bougie pour révéler les secrets
du clair-obscur, l’intimité d’une existence volée à la nuit. Chloe Wise préfère un
éclat neutre, apparemment sans aspérité, qui révèle progressivement les fards et
les filtres qu’on impose à nos yeux, pour mieux les aveugler. En arrachant ces
altérations artificielles, la peinture transforme les pansements en pensées. Elle
questionne, là où ça fait mal, comme sur l’ampleur de son acte sacré et charnel, et
sur le monde chaotique qui nous entoure et dont on ne cesse de vouloir esquiver
les rappels à l’ordre.
Le poète René Char écrivait que « la lucidité est la blessure la plus proche du
soleil. » Il est le devoir du peintre de révéler l’envers des images en offrant ses
visions les plus intimes, les plus secrètes. Et ainsi, comme Chloé Wise : nous
réapprendre à voir.
— Boris Bergmann, écrivain