Ce que l’Histoire a retenu de l’art contemporain — en tous cas des avant-gardes, avec lesquelles longtemps il n’a fait qu’un — ce sont principalement les émancipations qui, au fond plus que quoi que ce soit d’autre, et avec leur chronologie, le caractérisent.
Émancipations du modèle académique (Gustave Courbet et le Réalisme), des règles structurelles même de notre vision (Cubisme), émancipation de la main de l’artiste (œuvres dont la production est déléguée), émancipation de la représentation, émancipation, même, de l’inspiration, ou de la narration, etc. Tandis que s’est imposée « par défaut » l’idée de la fin des avant-gardes, il a aussi été possible, pour l’art, de s’émanciper de ce dont il venait de s’émanciper, revenant en somme à la case départ, justifiant ainsi toutes sortes de « retours » ou de renoncements, enfin ne tenant jamais rien pour acquis.
Bien antérieure à l’art contemporain, raconter la vie des Saints est, dans cette litanie, probablement l’une des émancipations les plus anciennes – personne, jamais, n’a songé à y revenir, et si l’on prête parfois une dimension mystique à l’expérience de tel ou tel tableau (Rothko, Soulages) disons que Dieu jouit d’une paie absolue lorsqu’il s’agit d’art contemporain : même les propositions iconoclastes (Andres Serrano) ont semblé s’évanouir dans l’époque contemporaine.
Genesis Tramaine, née en 1983 à New York, se définit cependant aujourd’hui comme « a devotional painter » — plus précisément comme « a queer devotional painter », intitulant son exposition à New York en 2018 « God isTrans ». Elle explore notamment, par la méditation et la recherche quotidiennes et matinales, la vie des Saints, et trouve dans cette expérience l’inspiration et les informations qui conduisent à ses tableaux – un peu comme La Légende Dorée, écrite par Jacques de Voragines entre 1261 et 1266, et qui raconte la vie de 150 saints, inspira les artistes depuis le moyen age, et la peinture italienne de la Renaissance en particulier. Ex-enseignante, mathématicienne de formation, elle est autodidacte. “ I've wanted to be an artist since I was a child. I took my prayers seriously, which means I began to develop a relationship with Jesus Christ, my Lord and Savior about 7 years ago. I asked God if I could paint and pray, help and give, as an offering of service for the rest of my life. And the paintings began to mature. I committed to the relationship that painting offers spiritually, in Jesus name. "1
Elle forme l’ambition, en livrant sa version picturale des récits qui définissent la vie de tel ou tel Saint, établir une vérité alternative. “I think it’s important that you paint a real narrative, an honest reflection. I don’t think [my saints] look like saints as they have been given to us...[those] were false narratives.”2 L’une des observations contre laquelle Tramaine se dresse est la couleur de la peau des Saints dans l’histoire de l’art. “Also, it's important to remember that the black narrative, unfortunately, has often been given to the world through a lens that is not our own. So it makes sense that my work may seem to be out of context when comparing it with how we’ve traditionally been allowed to be seen or shown. I disagree with much of the imagery that's been fed to me. I literally draw and paint over it. It's wrong. So instead, I say 'Use me, Lord, I’ll help them see the truth, because this is some bullshit.”3
Le storytelling qui précède l’œuvre de Genesis Tramaine — une donnée avec laquelle l’époque nous a conduit à appréhender désormais les œuvres d’art — ouvre dans la relation qu’entretiennent ses tableaux avec le spectateur les possibilités d’un lien spécial, et fabrique pour l’appréhension visuelle de ses tableaux un contexte original et singulier. Au risque qu’il finisse par obscurcir une autre singularité : celle, stylistique, de cette œuvre qui, pour autant qu’elle soit la création d’une autodidacte divinement inspirée, semble entretenir avec l’histoire de la peinture de sérieuses relations — des relations de l’ordre de celles qui animaient les avant-gardes. On a beaucoup infligé à Tramaine la proximité stylistique avec le graffiti, elle-même expliquant qu’elle y fut confrontée dans son enfance (« I grew up seeing good graffiti and not so good graffiti as a Brooklyn kid. »4) On voit aussi dans ses tableaux les prolongements stylistiques à l’œuvre chez Georges Condo, Jean-Michel Basquiat, chez De Kooning aussi et, de manière générale, l’ambition de donner à la peinture de portrait un autre souffle. Ce qu’elle fait tout d’abord en annonçant le recours à des mediums picturaux qu’elle classe en trois ensembles : « Natural Ressources » (l’eau et le sel), « Holy Spirit » (rhythm, sound, connection covenant (relationship with self) et « Womb Energy » (water, light, future memory (ancestral intuition).
L’ensemble de toiles nouvelles qu’elle présente à la galerie Almine Rech à Paris (sa première exposition personnelle à Paris, la cinquième avec Almine Rech, qui l’exposa à New York, Aspen, Bruxelles et Londres) marque une évolution réjouissante : les personnages de « Parable of Nana » et de « Evidence of Grace » (ses deux précédents solo shows avec la galerie, respectivement à Londres en 2020 et Bruxelles en 2021), étaient affublés de dizaines d’yeux, comme s’ils signifiaient leur exploration curieuse et vorace du monde. Figés dans le mutisme, ces personnages graves et souvent renfrognés semblaient serrer des dents… Ils exprimaient autrement leur personnalité, leur histoire, leurs sentiments. Le nouveau panthéon qui forme « Sweet Jesus » (le titre qu’elle a donné à son exposition parisienne, et qui à lui seul est tout un programme) est bouches ouvertes et toutes dents dehors – souvent bien plus de dents que de raison, qui font écho à bien plus que deux yeux par visage. Ses personnages, semble t’il, se sont mis à sourire. A vociférer, peut-être, à chanter, pourquoi pas, à parler, assurément.
« Saint Sarai » (2024) montre en effet la femme d’Abraham (Tramaine à choisi d’employer son nom hébreux plutôt que celui de « Sarah ») semble avoir bien des choses à dire (« She is a remarkable story of how God answers your fears with love. She bears a child well into her old age » explique Tramaine). « Nana ate the Manna’» (2004) montre à nouveau le personnage de Nana, cette fois-ci dissertant sur un verset de la Bible (« Our ancestors ate the manna in the wilderness; as it is written: ‘He gave them bread from heaven to eat.”, Saint john 6:31-51.) et de toute évidence prête au palabres. Mais le babil des personnages de ses portraits est peut-être simplement un véhicule pour atteindre une autre forme d’expression : “It’s a painted language. It surpasses our literal language.” 5 Dit Genesis Tramaine.
— Eric Troncy, critique d'art français, commissaire d'exposition et directeur du musée du Consortium à Dijon
1. James Ambrose, “In the Studio with Genesis Tramaine,” émergent magazine, Février 2021.
2. Katie White, “The Big Interview: Genesis Tramaine,” Artnet, Septembre 2021.
3. Mahoro Seward, “The Painter Blending Gospel Spirituality and Abstract Portraiture,” i-D Magazine, Avril 2020.
4. James Ambrose, ibid.
5. Katie White, ibid.