Almine Rech Paris, Matignon a le plaisir de présenter la première exposition personnelle de Jean Dewasne avec la galerie, du 10 janvier au 14 mars, 2026.
Figure majeure du renouveau de l’abstraction géométrique, Jean Dewasne s’impose dès les années 1950 comme l’un des artistes les plus audacieux de sa génération. Dans le Paris de la Reconstruction, il conçoit la géométrie et les couleurs pures comme les signes d’un nouvel humanisme en prise avec la pensée scientifique et les progrès techniques de son temps. Si son œuvre s’inscrit à ses débuts dans la continuité des pionniers de l’abstraction, il affirme très tôt une vision résolument nouvelle, fondée sur l’emploi de matériaux industriels et une approche monumentale de la création.
Après des études approfondies de musique et un passage aux Beaux-Arts où il étudie l’architecture, Dewasne s’engage dans l’abstraction en 1943. Lauréat du prix Kandinsky avec Jean Deyrolle en 1946, il s’implique la même année dans la fondation du Salon des Réalités Nouvelles qui joue un rôle fondamental dans la reconnaissance de l’art abstrait, aussi bien auprès des institutions que du grand public. Il y côtoie Herbin, Sonia Delaunay, Arp ou Pevsner, figures tutélaires d’une génération en quête de repères et de connaissances après les années de guerre.
Les premières peintures de Dewasne, marquées par l’héritage cubiste, se caractérisent par un rythme plastique soutenu et une touche véhémente. Il bénéficie dès cette époque du soutien de la galerie Denise René et, au fur et à mesure que sa peinture s’allège et se clarifie, il participe à la diffusion d’une sensibilité d’ordre géométrique en France et au-delà, aux côtés de Vasarely, Poliakoff, Jacobsen, Mortensen. Grand militant et théoricien dans l’âme, Dewasne rédige le Traité d’une peinture plane en 1949, puis an plus tard, il ouvre avec Edgar Pillet l'Atelier d'art abstrait, laboratoire pédagogique visant à promouvoir l’abstraction construite ; il enseigne la théorie de la forme, la colorimétrie, la chimie des couleurs à de jeunes artistes venant du monde entier, notamment des G.I.’s boursiers envoyés par l’ambassade des Etats-Unis.
La peinture de Jean Dewasne connaît à cette époque une transformation radicale, dont témoigne L’Apothéose de Marat (1951), tableau fondateur. Il adopte désormais une peinture industrielle émaillée (laque, peinture glycérophtalique) appliquée sur des panneaux d’isorel, il homogénéise ses surfaces, accentue les séparations entre les plages géométriques de couleurs vives grâce à l’usage du tire-ligne et du compas, conférant ainsi à ses œuvres une apparence lisse et quasi manufacturée. Dewasne élabore dans le même temps une grammaire plastique très personnelle qu’il enrichira sans relâche au cours des décennies, mêlant hexagones, carrés, demi-cercles, ellipses, motif en damiers, formes concentriques et leurs dérivés.... Cette évolution, qui le démarque vite de ses aînés (Auguste Herbin notamment), connait une étape décisive lorsqu’il élabore ses « Anti-sculptures ». Dewasne a lui-même raconté l’origine de cette invention, inaugurée par le Tombeau d’Anton Webern (1951-1952), acquis par le Centre Pompidou du vivant de l’artiste : «En 1951, j’ai trouvé un arrière de voiture de course d’avant-guerre et la forme m’a intéressé. J’en ai scié la base, je l’ai mise debout et je me suis aperçu que je pouvais peindre l’intérieur et l’extérieur en même temps. […] J’ai travaillé là-dessus et cela a donné la première anti-sculpture1 ». Ce support ready-made, aux surfaces creusées et bombées, animées une géométrique brillante et colorée, annonce les effets visuels de la peinture hard edge américaine.
Les découpes dynamiques de ses oeuvres traduisent l’enthousiasme du peintre pour le monde industriel, qui déclarait : «Le contact avec une aciérie, un train de laminage ! Quelle extraordinaire concurrence pour les sculpteurs !2 ». Communiste convaincu, Dewasne envisage la création abstraite comme un instrument de rénovation sociale, devant contribuer à l’amélioration de la société. Cette conception profondément utopique de la mission artistique l’a distingué des Nouveaux Réalistes, auxquels on l’a souvent comparé, notamment de César et de ses Compressions.
Rompant son contrat avec Denise René dès 1954, Dewasne rejoint en 1956 le galeriste Daniel Cordier, d’un fervent soutien depuis ses débuts. Dans les années 1960, alors que l’abstraction lyrique triomphe, l’ancien résistant le défend ardemment, comme en témoignent ces lignes : « l’œuvre pleine à craquer de volonté, d’énergie, de tension » de Dewasne « célèbre l'âme de cette vie contemporaine saturée d'inventions mystérieuses et familières, qui transforment autant le cœur des hommes que le cadre de leur existence. Face à la peinture nostalgique qui se nourrit d'émotions fanées, voici une peinture résolument idyllique, qui construit l'image la plus exaltante et la plus vraie des grandes révolutions que l'homme suscite depuis cent ans.3 »
La reconnaissance internationale de Jean Dewasne suit : après une rétrospective à la Kunsthalle de Berne en 1966, il représente la France à la Biennale de Venise en 1968. L’artiste continue ses expérimentations sur des nouvelles formes manufacturées, comme des carénages de moto, puis il initie la série des Cerveaux Mâles en 1972. Ces œuvres sont animées par des formes qui se frôlent, s’enchainent sans jamais s’entrecouper, créant des rythmes syncopés que soulignent ici des zébrures, là des courbures aux accents baroques.
Dewasne, qui n’a cessé de développer des réflexions sur son art, théorise dans ses écrits des années 1970 le passage d'une peinture plane à une pratique spatiale, utilisant des formes industrielles peintes pour créer une complexité topologique inédite fondée sur la courbure. Cette évolution témoigne de son ralliement aux géométries non-euclidiennes et aux recherches scientifiques contemporaines, où les notions de relation et de transformation priment sur celle de mesure et de stabilité. Grâce à une collaboration entamée avec la Régie Renault en 1972 (et qui se prolongera jusque dans les années 1980), il réalise 24 « Antisculptures » à partir de pièces de châssis de camion d’environ deux mètres. Il reçoit de nombreuses autres commandes monumentales, parmi lesquelles La longue Marche (1968, lycée d’Haubourdin, 88 mètres de long), des fresques gigantesques pour les Jeux Olympiques de Grenoble (1968), pour le métro de Hanovre (1975, 110 mètres de long), et expose ses réalisations monumentales dans le monde entier, de l’Europe du Nord aux Etats-Unis (au musée Carneghie de Pittsburgh). Artiste visionnaire, Dewasne influence directement la polychromie du Centre Pompidou, qu’il désignait comme étant sa « plus grande Antisculpture ». En 1986, l’architecte de la Grande Arche de la Défense, J. Otto von Spreckelsen lui commande d’immenses peintures murales (100 mètres de haut et 70 mètres de large) pour lesquelles il applique sa théorie des graphes et des treillis, des combinaisons en arborescence représentant « la complexité des rapports entre les idées » (Dewasne).
Quelques années avant sa mort, en 1993, Dewasne est élu à l’Académie des Beaux-Arts, au fauteuil de son ami Hans Hartung. En 2014, le Musée Matisse du Cateau Cambrésis lui consacre une importante rétrospective, tandis qu’en 2012, l’importante donation faite à l’État français par sa veuve, Mythia Kolesarova Dewasne, permet de répartir ses créations dans de nombreux musées français (Centre Pompidou, Musée d’Art Moderne de Paris, LAAC de Dunkerque, LaM de Villeneuve d’Ascq, le MAC VAL ...). L’œuvre de Dewasne a contribué pleinement à l’avènement d’un art géométrique nouveau qui témoigne d’une volonté de fusionner l’art et la vie, par des réalisations monumentales inédites et in situ, conférant ainsi à l’art une dimension profondément généreuse et sociale.
— Domitille D'Orgeval, Docteure en Histoire de l’art contemporain, critique d’art et commissaire d’expositions.
1 Extrait de l’interview de Jean Dewasne par Jean-Étienne Grislain, « Jean Dewasne, la vie pleine du tableau », Art Press, n° 127, juillet 1988, p. 24.
2 https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cR5zA6a
3 Texte de Daniel Cordier datant probablement de 1963, extrait du dépliant de l’exposition, non daté.