Tisser : croiser un fil avec un autre, assembler des fragments pour leur donner forme, créer une tension, un motif, une structure. C’est l’un des gestes les plus anciens de l’humanité — domestique, rituel, artisanal. Dans les mains de Brent Wadden, le tissage n’est pas seulement une méthode mais un processus, un langage artistique. Il relie le passé au présent, la solitude à la communauté, le travail à la transe, la matière à la mémoire.
Cet automne, Almine Rech présente deux expositions de Brent Wadden : une présentation intime de trois œuvres à Paris, et une constellation plus vaste à Bruxelles, sous le titre ‘Best Before’. Ensemble, ces expositions tracent un retour — comme un fil tissé vers les origines.
La pratique de Wadden défie les catégories. Ses textiles tissés à la main, tendus sur châssis, se situent entre peinture et artisanat, entre l’atelier et le métier à tisser. La grille de la chaîne et de la trame devient un espace où couleur et ligne s’accumulent, où les irrégularités se transforment en structures à part entière. Chaque œuvre contient à la fois l’ordre et la rupture, la précision et l’accident, la répétition et la déviation.
Pour Wadden, tisser n’est pas seulement fabriquer du tissu mais produire de la forme — amener la matière à ses limites, trouver le sens dans l’imperfection, laisser le processus parler avec autant de force que l’image figurative.
Chacune de ses nouvelles œuvres est composée de trois panneaux. Chaque panneau, à son tour, se divise en six sections. Une structure rigoureuse, une palette réduite, un motif concentré. De la contrainte naît la force. De l’épuisement de la matière surgit une nécessité plus profonde.
L’acte de tisser est quotidien, mécanique, répétitif — et par là même, transformateur. Wadden tisse seul. Il construit ses propres châssis et cadres. Il déplace la couleur graduellement, nœud après nœud, jusqu’à ce que le rythme devienne transe. Le geste est à la fois humble et radical : une répétition sans fin qui fait écho à l’éthique punk de sa jeunesse, ce strict Do It Yourself qu’il a transposé dans son art. Rien n’est délégué. Rien n’est gaspillé.
Né en 1979 en Nouvelle-Écosse, au Canada, Brent Wadden vient d’un milieu ouvrier. Son père et son oncle étaient pêcheurs, liés aux cycles de la mer. Il a grandi en les observant répéter les mêmes gestes, jour après jour — tirer, nouer, réparer, raccommoder. Des savoir-faire transmis, hérités dans la répétition. Pour Wadden, le métier à tisser devient une scène parallèle : la chorégraphie du travail transposée sur la toile.
Chaque été, il retourne en Nouvelle-Écosse — un rituel, presque un pèlerinage, vers la terre où son identité s’est d’abord tissée. L’été dernier, un détour imprévu sur une route côtière l’a mené à une plage inconnue, intacte et paradisiaque. Cette découverte accidentelle lui a offert une vision à la fois réelle et fantasmée : l’image de sa terre natale telle qu’il l’avait toujours portée en lui, à la fois origine et horizon. Ce n’est pas un hasard si son exposition parisienne s’intitule 'Main-à-Dieu' — nom du village de pêcheurs voisin — comme pour ancrer ce retour aux sources dès le titre même.
Pour Wadden, tisser n’est pas seulement construire une structure mais survivre. Il parle d’ « épuiser la matière » — utiliser le tissu jusqu’à ce qu’il ne reste rien, sans rien jeter. Ses œuvres ne portent pas de titres ; le geste suffit. À Bruxelles, l’exposition ‘Best Before’ fait référence aux dates de péremption imprimées sur les boîtes de conserve dans la cabane de pêche de son père, autant qu’à un album punk chéri dans sa jeunesse. Deux images d’impermanence, mais aussi de persistance : ce qui survit, ce qui demeure.
Adolescent, Wadden travaillait comme homme de ménage dans des bureaux. De 17 à 19 heures, il vidait les poubelles, balayait les sols, et voyait à quelle vitesse on jetait des objets encore utilisables. « Chaque fois que quelque chose était jeté, je ressentais le besoin de le sauver — ou de l’utiliser. » Cette compulsion n’a jamais disparu. Sa pratique reste celle du sauvetage, de l’insistance sur ce que d’autres abandonnent. En cela, il rejoint les traditions populaires de sa Nouvelle-Écosse natale : des artisans qui travaillent seulement avec les matériaux disponibles, transformant la nécessité en savoir-faire.
Pour Wadden, le tissage est plus qu’une technique. C’est une manière d’habiter la matière. Une manière de refuser le gaspillage. Une manière de lier son histoire — enfance, adolescence punk, origine ouvrière — dans la trame patiente de l’art.
Tisser, c’est revenir. Revenir, c’est répéter. Et dans la répétition, surgit la transformation.
— Boris Bergmann, écrivain.