Almine Rech Paris, Turenne a le plaisir de présenter « Moon Rising in Daylight », la première exposition solo de Christopher Le Brun à la galerie, du 18 octobre au 20 décembre 2025.
Dire que peindre c’est en premier lieu recouvrir une surface : voilà qui non seulement pointe la part évidente qu’y tiennent la matière et le geste – le corps donc et l’enchaînement de ses actions, les rythmes et l’énergie qui le traversent et qu’il répercute – mais qui aussi invite à un renversement du regard, rien de moins. A fortiori, comme chez Christopher Le Brun, lorsque les couches de peinture se sont accumulées et les touches déposées, sédimentées pourrait-on dire, sur un temps parfois fort long, avant que les tableaux ne quittent l’atelier.
Devant eux, on ne regarde plus au travers de la surface, avide d’une profondeur qui s’étendrait du premier à l’arrière-plan, jusqu’au fond, mais on la parcourt, mais on l’arpente cette surface, de long en large et d’un bord à l’autre, sensible à ses innombrables reliefs et variations ou écarts chromatiques – comme le peintre en a éprouvé l’étendue par l’amplitude et la répétition de ses gestes, comme il en a repoussé les limites en juxtaposant un plus ou moins grand nombre de panneaux verticaux, travaillant ainsi autant la hauteur que la longueur. L’horizon ici se trouve dans la peinture, laquelle donne ainsi accès à ce que l’artiste décrit comme son hinterland, son arrière-pays[1] : ce qui la nourrit donc et la fonde, ses multiples sources et ses non-dits, ce au bord de quoi elle émerge, ce à quoi elle est reliée au plan psychologique, culturel ou métaphysique.
La métaphore géographique n’est pas anodine, qui compare la peinture à une zone d’influence et d’attraction, qui invite à la penser en termes d’espace d’échange et non de hiérarchie, qui pointe vers ce que l’on ne voit pas mais qui donne assise et sens à ce qui se trouve en façade. L’arrière-pays, c’est d’ailleurs là que le poète Yves Bonnefoy a situé sa découverte de la peinture italienne et l’expérience qu’il en a faite, indissociable du territoire où il a voyagé et compris cette « synthèse de l’être dans la catégorie de l’espace[2] » qu’est la perspective, où il a senti que « tout s’expliquait, tout se résolvait dans une irradiation aussi intérieure que douce – un nouveau degré de conscience, en vérité, une liberté que quelques esprits avaient dégagée, directement semblait-il, de l’expérience sensible[3] ».
Voir la Lune monter dans le ciel en plein jour (Moon Rising in Daylight) ou, par une journée d’automne, sentir autour de soi une lumière et une chaleur de plein été (Tracks in High Summer) : c’est justement la puissance de la peinture que de donner à vivre à volonté de telles surprises et décalages, de faire éprouver l’intensité de telles sensations, à la fois par elle-même et dans le sensible. Peut-être d’ailleurs est-ce cela l’été de Platon (Plato’s Summer) que Christopher Le Brun nous invite à partager : un monde d’idées, abstrait certes, mais auquel on accède par les sens, à l’instar de la musique dont le peintre est un grand amateur ; le lieu d’une perception à ce point réelle qu’elle peut évidemment se passer de l’imitation et de l’illusion. Avec l’heure du jour et les saisons qu’invoque cet ensemble de peintures, c’est aussi le temps qui se manifeste et qui suscite la méditation, le temps des cycles et des retours, des variations de l’air et de la lumière qui ont tant d’incidence sur nos humeurs et servent de métaphores aux sentiments, le temps qui ne se voit que dans ses effets, de même que la Lune est bien plus longtemps dans le ciel qu’on ne parvient à le percevoir.
Entre météorologie et philosophie, entre présent de la perception et atemporalité métaphysique, se déploie cette peinture dont la force d’attraction est inversement proportionnelle à son degré de représentation : et l’on se souvient d’une promenade sur la plage sous un ciel étoilé que Piet Mondrian a mise en relation en son temps avec certaines de ses premières compositions abstraites, celles faites de croix noires dans un champ blanc. Celles-ci fixent le regard comme le font les étoiles, sur lesquelles on divague autant que l’on s’oriente ; elles révèlent, qui plus est, la lumière propre à la peinture, celle qu’il revient au peintre de créer, inlassablement, touche après touche, jusqu’à ce qu’elle parvienne à l’œil des spectateurs, empreinte de gestes autant que de poésie, faisant vibrer l’air d’énigmes immémoriales.
— Guitemie Maldonado, historienne de l'art et critique
[1] En géographie, le terme allemand d’hintergrund est employé pour désigner la zone continentale située en arrière d’une côte ou d’un fleuve et pour le transport maritime, il s’agit de l’arrière-pays continental qu’un port approvisionne et dont il tire les marchandises qu’il expédie.
[2] Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, 2003, p. 64.
[3] Ibid., p. 67.