Le [mac] musée d’art contemporain de Marseille présente l’exposition Ali Cherri, 'Les Veilleurs', conçue autour des totems The Gatekeepers Fire et Water d’Ali Cherri, acquis en 2024 par les Musées de Marseille. À cette occasion, le [mac] invite l’artiste à sélectionner des œuvres issues des collections des Musées de Marseille, de l’Antiquité au monde contemporain, afin de les mettre en dialogue avec ses propres sculptures, dessins et vidéos. Dans une scénographie immersive et cinématographique, Ali Cherri propose un regard renouvelé sur ces œuvres à travers les thématiques qui lui sont chères : le sommeil, la vulnérabilité, l’animalité, l’hybridation, le regard, le visage, la matéralité, la résistance, la représentation des figures du vivant...
La voix off de Jean Negroni, récitant du film Les statues meurent aussi, le célèbre essai cinématographique anticolonial d’Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet (réalisé entre 1949 et 1953), résonne au cœur de l’exposition 'Les Veilleurs' d’Ali Cherri.
«Quand les âmes sont mortes, elles rentrent dans l’histoire, quand les statues sont mortes, elles rentrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. (...) Les civilisations laissent derrière elles ces traces mutilées comme les cailloux du Petit Poucet. Mais l’histoire a tout mangé. Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur lui a disparu. »
— Citation de Chris Marker, dit par Jean Négroni, dans le film Les statues meurent aussi d’Alain Resnais, 1949-1953
Au total, environ 80 pièces sont exposées mêlant diverses typologies : sculptures, œuvres lapidaires, tableaux, objets archéologiques, photographies et vidéos. Ali Cherri les choisit comme il sélectionne les acteurs de ses films, qu’il s’agisse d’un briquetier au Soudan ou d’une dame âgée dans un village chypriote. L’opportunité de renouveler les discours sur les collections muséales marseillaises dans le temps long, par le regard d’un artiste majeur sur la scène contemporaine.
The Gatekeepers Fire et Water font partie d’un ensemble de quatre totems réalisés dans le cadre de Manifesta 13 à Marseille en 2020. Convoquant des figures inspirées du règne animal, du monde aquatique ou d’êtres fictifs monstrueux, The Gatekeepers, présentés au Musée des Beaux- Arts de Marseille, rendaient hommage à l’âme de tous les animaux naturalisés qui sont logés dans le Museum d’histoire naturelle de Marseille, situé à quelques pas de là, dans l’aile opposée du Palais Longchamp. Pour réaliser ces œuvres, Ali Cherri a collecté des objets de curiosités, achetés aux enchères ou auprès d’antiquaires, provenant de Marseille ou d’ailleurs. Déchargés de leur force rituelle ou de leur première nature au gré de leur trajectoire, l’artiste a cherché à leur restituer une présence, une aura perdue. À un questionnement sur la trajectoire des biens culturels dans le monde occidental, s’ajoute une réflexion sur les éléments que l’artiste appréhende par leur matérialité, mais aussi par leur histoire.
« Les sculptures chimères que je réalise en combinant des objets archéologiques avec mes créations, mettent en évidence ces strates de contrefaçons. J’achète des œuvres sur le marché légal, tout en me doutant souvent que ce sont des faux. Ce qui m’intéresse est cette autorité sur la « vraie nature » des choses : or les faussaires ont une signature, comme les artistes ! D’ailleurs le regard que je porte sur ces objets est essentiellement esthétique, leur signification n’a pas d’intérêt pour moi. Je les garde dans mon appartement ou dans mon atelier, jusqu’au moment où je trouve comment les utiliser. Cela se fait de manière intuitive, sans idée préconçue. »
— Ali Cherri, 2024
Ali Cherri a imaginé une scénographie où les objets échappent aux récits muséographiques traditionnels ou occidentaux, ainsi qu’aux classifications par aires géographiques ou périodes chronologiques établies. Ce déplacement opère un bouleversement des systèmes de valeurs patrimoniales.
Privés de descriptions sur leurs origines et leur authenticité, les objets, présentés sur un pied d’égalité, semblent nous observer. Certains, exposés sur des tables lumineuses sans projeter d’ombre, paraissent perdre leur ancrage culturel et le terreau qui les a vus naître. Les salles du musée, plongées dans une semi-pénombre, renforcent une théâtralité maîtrisée.
Les masques, les visages, ainsi que les figures animales ou hybrides qui peuplent l’exposition invitent à faire l’expérience de l’altérité. Ils prolongent l’histoire de la construction des savoirs et des récits nationaux tels qu’ils se déploient dans l’ensemble des musées de Marseille — qu’ils relèvent des beaux- arts, de l’archéologie, des sciences ou de l’ethnologie — ou, au contraire, la déconstruisent.
À l’image des totems des peuples autochtones d’Amérique, les Gatekeepers d’Ali Cherri sont porteurs de symboles, de croyances et d’histoires. Leur schéma narratif, non linéaire, se construit par accumulation et superposition, par rebond et hybridation. Ils s’inscrivent dans la tradition qui consiste à ériger des totems à proximité des portails de certaines communautés.
Au travers de cette exposition, Ali Cherri suit le parcours de l’objet historique, de sa découverte jusqu’à son entrée sur le marché de l’art ou dans un musée. En explorant ce que ces objets racontent de l’histoire, de la société, de la nature ou de la culture, il met en lumière ce qu’ils révèlent de chacun : la magie par laquelle ils se transforment en valeurs, en fétiches, en idoles et en totems.