Se voir au-delà du paysage : regards contemporains
À l’occasion de l’exposition 'Looking at Horizons', la galerie Almine Rech Monaco explore les manifestations contemporaines de la peinture de paysage autour d’oeuvres de Joël Andrianomearisoa, Petra Cortright, Johan Creten, Genieve Figgis, Daniel Gibson, Youngju Joung, Minjung Kim, Anthony Miler, John McAllister, César Piette, Gert & Uwe Tobias, Salvo, et Jess Valice. Par la diversité de leurs inspirations et de leurs recherches, ces artistes rappellent que le paysage est un genre pictural complexe qui interroge autant la réalité physique d’un territoire que le regard que nous y posons. À l’heure des grands défis climatiques, ils nous invitent à observer le vivant avec curiosité, délicatesse et attention, car le paysage est une fenêtre et un miroir dans lequel se reflète l’histoire de notre relation à la terre, nos préoccupations collectives, et la condition de la peinture elle-même. Hommage aux paysages grandioses de la Côte d’Azur, célébration d’une peinture contemporaine audacieuse, « Looking at Horizons » est bien plus qu’une ode à la nature, c’est une invitation à la regarder mieux.
S’inscrire dans la pratique du paysage, c’est poursuivre une interrogation ancienne qui prend sa source dans l’idéal mimétique de la peinture pour s’en éloigner progressivement, à mesure que la modernité occidentale inaugure la séparation entre nature et culture.1 Cette ambiguïté transparaît dans le vocable même de « paysage », qui désigne à la fois les caractéristiques physiques d’un site tel qu’il est perçu par un observateur et sa représentation picturale. Le paysage est-il une réalité physique objective dans laquelle notre regard ne prendrait aucune part ? Au contraire, serait-il une construction mentale, un idéal esthétique confiné à l’oeil de l’observateur ? Probablement plutôt une zone de rencontre où s’entremêlent la réalité physique d’un espace et les critères esthétiques du regardeur.
Il est difficile de circonscrire la première apparition du paysage en peinture, tant la représentation du territoire est omniprésente à travers les cultures et les époques. Dans l’art chinois, le shanshui, peinture des monts et des eaux, apparaît au IVe siècle. Première formulation explicite d’un intérêt pour la nature comme sujet principal de l’oeuvre d’art, le shanshui répond en fait moins à un mouvement de curiosité géologique qu’à l’enseignement de principes spirituels manifestés par les relations de la montagne et de l’eau, du vide et du plein.2 Cette portée spirituelle symbolique correspond également aux enjeux de la représentation du paysage en Europe jusqu’à la fin du Moyen Âge. On peut noter, par exemple, la dimension hautement allégorique des environnements naturels dans les livres d’heures français du XVe siècle. Ainsi, la représentation du paradis terrestre dans Les Très Riches Heures du Duc de Berry, commandé par le duc vers 1410, ne répond pas seulement à une volonté naturaliste, mais à la nécessité d’ancrer l’action biblique dans un environnement quotidien. Si le paysage est représenté de manière naturaliste chez Joachim Patinir, Albrecht Dürer ou Ambrogio Lorenzetti, il ne trouve pas sa justification en lui-même, mais en référence à des valeurs religieuses ou morales. À ce titre, l’introduction de la perspective, qui permet une représentation plus réaliste de la nature, ne bouleverse pas son statut : il reste un décor pour les scènes religieuses ou les portraits de la Renaissance européenne.
C’est aux Pays-Bas au XVIIe siècle que l’on place communément l’apparition du paysage en tant que motif pictural indépendant. Son apparition succède à une époque où la pratique de la poldérisation a permis l’aménagement du territoire hollandais. Ce n’est que lorsque ces terres, gagnées sur la mer, sont mises en culture ou utilisées pour l’élevage qu’on assiste à la naissance d’un sentiment d’appréciation esthétique. La peinture de paysage ne s’applique pas à des territoires sauvages mais à des espaces cultivés : on admire moins la nature que ce que la culture en fait. Conçu comme motif pictural indépendant, le paysage reste donc le lieu d’expression visuelle d’un discours qui lui est extérieur. Que son discours soit d’ordre économique, comme pour la peinture hollandaise du XVIIe siècle, ou moral, comme dans la peinture romantique du XIXe siècle, la peinture de paysage n’est jamais totalement muette.
Son histoire présente cette ambiguïté fondamentale : dans le même temps qu’elle célèbre la nature comme digne d’être représentée, elle en fait le support d’un système idéologique. De fait, le paysage n’est jamais seulement la figuration innocente de la réalité physique d’un lieu. La peinture, médiation supplémentaire apportée au regard, suppose une décision : l’artiste porte la responsabilité de ce qu’il choisit de représenter —et donc de ne pas représenter—et de la manière qu’il va adopter. Il manifeste, par ses choix esthétiques, l’influence de son époque et de son milieu culturel. Plus crucial encore, la peinture de paysage est la manifestation d’une pensée sur le paysage. Elle traduit un ensemble de goûts, de croyances et d’opinions qui déterminent un regard collectif sur le territoire :
« Le paysage n'est pas seulement le monde que nous voyons, c'est une construction, une composition de ce monde. Le paysage est une manière de voir le monde, une manière particulière, qui a sa propre histoire, ses propres traditions et ses propres cadres d'interprétation. (…) Le paysage est une image culturelle, une manière picturale de représenter, de structurer ou de symboliser l'environnement. »3
On ne peut non plus ignorer l’importance passée du paysage pictural comme outil de domination symbolique. La peinture de l’Ouest américain au XIXe siècle et son fantasme de la « wilderness » font partie d’un dispositif d’effacement de la présence des peuples autochtones, justifiant du même coup la conquête progressive de ce territoire. L’esthétisation du territoire comme emblème patriotique est également un moyen de passer sous silence les mécanismes de domination économique et sociale ou les bouleversements écologiques qui touchent l’espace et ses habitants.4
La peinture de paysage porte une responsabilité symbolique importante : elle est l’une des manifestations de notre regard collectif sur la nature. Cela signifie qu’elle peut également inventer de nouvelles relations au paysage. C’est le propos de 'Looking at Horizons', qui, à travers un riche aperçu des propositions artistiques contemporaines liées au paysage, nous invite à repenser notre rapport au territoire et sa représentation. Les artistes présentés dans cette exposition héritent du paysage comme objet hybride, entre réalité physique et construction idéologique, mais également d’un contexte historique marqué par l’urgence climatique. Par la diversité de leurs origines culturelles et de leurs pratiques artistiques, ils inventent de nouvelles manières de regarder le paysage.
Chez Genieve Figgis, la référence historique est omniprésente. Reprenant à son compte les compositions de peintures de cour du XVIIIe siècle qui visent à célébrer le pouvoir de la noblesse et des souverains européens, elle en renverse le propos grâce à la générosité de sa matière picturale. Les tourbillons et les coulures, la schématisation des formes, l’hébétude carnavalesque des personnages concourent à souligner la mascarade grotesque du pouvoir, tout en replaçant le décor naturel au niveau des personnages. La place laissée au hasard dans la pratique de Figgis ouvre la porte à une interrogation des mystères de la matière, de l’existence humaine et des relations sociales. Ce dernier enjeu traverse également la série des Points d’observation de Johan Creten : à mi-chemin entre le socle et le tabouret, ils invitent le spectateur à se placer dans la double posture d’oeuvre et de regardeur. Disséminés à travers l’exposition, ils créent des réseaux relationnels, explorent les dynamiques sociales et nous poussent à interroger nos manières de voir.5
Les merveilleux horizons bleutés de Minjung Kim, réminiscences contemporaines du sansuhwa coréen, à mi-chemin entre la calligraphie et la peinture, s’ancrent dans un rapport organique au paysage. Blue Mountain (2025) garde la trace des matériaux utilisés pour sa confection—papier de mûrier, pigments naturels et eau—tissant des liens alchimiques entre ces éléments. Par sa posture méditative, attentive au rythme de la nature, Minjung Kim nous invite à la contemplation. Une relation symbolique au territoire parsème également l’oeuvre de Daniel Gibson, à travers l’imbrication du paysage et de visions spirituelles, comme l’arbre noir de Trees howl (2025), élément à la fois naturel et surnaturel.
Dans Landscape with moon (2024) et Landscape with mountain (2024) de César Piette, l’illusion de la profondeur et de la matière vient rappeler la dimension artificielle du paysage. De la même manière, la pratique de Petra Cortright interroge à la fois notre rapport ultratechnologique à la nature et la séparation que le medium artistique crée entre le spectateur et la réalité physique du territoire. Représenter un paysage de manière artificielle, que ce soit par les effets picturaux ou par le recours au collage digital, c’est rappeler que l’oeuvre d’art agit toujours comme un filtre entre l’oeil et le territoire.
Paysage mystérieux, paysage relationnel, paysage méditatif, paysage symbolique, paysage technologique—la diversité de ces préoccupations met en lumière la puissance du genre. À travers l’histoire, la peinture de paysage a été un outil de domination symbolique sur la nature, un moteur d’accaparement. Mais de nouveaux défis collectifs s’imposent, liés principalement au changement climatique et à la surproduction. Le paradigme du paysage est-il capable de changer ? Par la diversité de leurs pratiques, les artistes de 'Looking at Horizons' nous rappellent que le paysage en dit sans doute moins sur le lieu qu’il représente que sur le regard que nous posons sur lui. En cela, il est à la fois fenêtre et miroir.
— Armand Camphuis, Critique d'art et commissaire d'exposition indépendant
1. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
2. Nicole Vandier-Nicolas, Esthétique et peinture de paysage en Chine, Klincksieck, 1982.
3. Denis E. Cosgrove, Social Formation and Symbolic Landscape, University of Wisconsin Press, 1984.
4. W. J. T. Mitchell, Picture Theory: Essays on Verbal and Visual Representation, University of Chicago Press, 1994.
5. John Berger, Ways of Seeing, Penguin, 1972.