Ha Chong-Hyun


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Le nom de Ha Chong-Hyun, tel qu'on le connaît en Occident, est emblématique de sa place dans l'histoire moderne de Corée. La consonne ㅈ dans son prénom qui suit son patronyme Ha (하) se rapproche bien plus du son « j » que de « tch ». Selon la romanisation actuelle de la langue coréenne en vigueur depuis l'année 2000, son nom s'écrirait Ha Jong-Hyun. Mais sous le McCune-Reischauer, qui était utilisé en Corée depuis 1937 et devenu le système officiel de 1984 à 2000, Ha aurait adopté l'orthographe connue aujourd'hui. Mon but ici n'est pas de proposer une nouvelle épellation du nom Ha, mais pour ceux qui ne parle par le coréen, je me demande si, dans ce présent texte, nous pourrions découvrir le son, le ton et la texture de la manière dont Ha aurait été nommé dans son pays natal, comment sa mère, son père et ses amis l'auraient appelé : 하종현. 

J'en parle parce que cela a beaucoup d'importance par rapport à ma rencontre avec l'artiste. Bien qu'il soit aussi bien une personnalité de l'histoire de l'art qu'un artiste contemporain incontournable, je l'aborde en premier lieu comme j'aborderais un ancien, et donc, en écrivant, je commence instinctivement par son nom. En Corée, les noms sont sacrés à tel point qu'il est grossier de prononcer le nom d'un ainé directement, qu'il s'agisse d'un enseignant, parent, grand-parent ou d’une toute autre relation. Par conséquent, quand il est absolument nécessaire de mentionner le nom d'une telle personne, il convient de répéter chaque syllabe du prénom suivie du mot « 자 » comme une lettre, énonçant ainsi le nom comme une notion linguistique plutôt qu'un simple nom propre. Ha lui-même est un artiste sensible aux noms et au langage utilisé pour parler de son art et de celui de ses contemporains. En parlant du terme « monochrome coréen » par opposition à « Dansaekhwa », il a déclaré « Je ne crois pas que l’on puisse permettre à l'Occident de nommer une création coréenne. C'est en effet un terme qui nous est peu familier, mais les œuvres que nous faisons et le nom Dansaekhwa ont en commun un ton et un caractère particuliers ». 

Ha Chong-Hyun est né à Sancheong dans la province de Gyeongnam dans le sud-est de la Corée pendant l'occupation japonaise. Bien qu'il ait passé ses plus jeunes années à Moji dans le sud du Japon, il rentre en Corée à l'âge de 10 ans, quand celle-ci gagne son indépendance, et y passera la plupart de sa vie. Il fait ses études à Hongik, prestigieuse université des beaux-arts à Séoul, six ans après la guerre de Corée qui se conclut avec la division de la péninsule. Un an après la fin de ses études a lieu le Mouvement du 19 avril, soulèvement populaire dirigé par des étudiants qui renverse le premier président de Corée du sud, Syngman Rhee, qui s'exile. S’en suit un nouveau gouvernement démocratique de courte durée, puis, en 1961, Park Chung Hee dirige un coup militaire et prend le pouvoir. Sa dictature dure jusqu'à son assassinat en 1979.  

C'est dans ce climat sociopolitique tumultueux que Ha prend part à la 2e Biennale de la jeunesse à Paris (1961), à la 4e Biennale de Paris (1965) et à la 9e São Paulo Bienal (1967), tout en exposant régulièrement en Corée. En 1969, il fonde l'AG (Avant-Garde Association), et ce n'est pas une coïncidence si, cette même année, le Musée national d'art moderne et contemporain ouvre ses portes, un évènement que Ha a décrit comme « tardif mais heureux », ayant critiqué par le passé le manque de soutien institutionnel en Corée pour les artistes et le système national conservateur d'exposition qui faisait obstacle à l'expérimentation chez les jeunes artistes. AG aurait servi d'antidote à ces échecs institutionnels en facilitant des expositions et des interventions, ainsi que la publication d'un journal auquel Ha lui-même contribuait.

Il faut souligner que la faim et la pauvreté typifie la vie coréenne suite à la guerre de Corée. Non seulement les Coréens sortent d'une période d'oppression sous le régime japonais, vivant comme des citoyens de deuxième ordre sur leur propre territoire, mais l'instabilité qui suit la capitulation japonaise laisse le pays dans un état de dévastation. Le riz, denrée de base en Corée, se fait rare et les Coréens doivent compter sur les céréales importées des États-Unis conservées dans des sacs en chanvre. Ha enlève les résidus de céréales et commence à expérimenter le chanvre, créant ce qui deviendra plus tard sa série Conjunction. Les plus grands sacs mesurent 100 x 80 cm environ, ce qui correspond à la taille de ses tableaux de l'époque.  

Ha crée les œuvres de Conjunction en poussant de la peinture à l'huile à travers la toile de chanvre à l'arrière, laissant ainsi des marques à l'avant. Il travaille et manipule ces traces avec divers outils tels qu'un couteau à palette ou un pinceau. Dans Conjunction 22-19 (2022), des traînées de peinture à l'huile blanche descendent le long de la surface beige pâle du chanvre. Une telle traînée pourrait laisser croire qu'il s'agit de coulures de peinture, mais l'effet de gravité est inversé : la partie supérieure est plus épaisse et le contrôle uniforme de la peinture qui semble avoir été étalée vers le bas à partir de cette épaisseur de sédiments va à l'encontre de l'acte gestuel et expressif typique d'un(e) peintre et de son pinceau. Les vides entre les zones de peinture révèlent la rencontre entre la peinture et le tissage du chanvre. Le mot « conjunction » en coréen, 접합 (jeop hap), est un mot dérivé des idéogrammes chinois 接合, 接 signifiant « lier » et 合 « combiner », « associer ». Pour Ha, il ne s'agit pas, dans cette conjonction, des effets mais de l'acte, le moment précis où les deux éléments – ici, la peinture et le chanvre – se lient et s'associent, non pas pour créer une sorte d'union, mais pour permettre une expérience phénoménologique des deux. 

En raison de la palette restreinte de ses premières œuvres, utilisant souvent de la peinture blanche sur un fond neutre de chanvre, les critiques occidentaux ont interprétés les œuvres de Ha selon des catégories relatives à la calligraphie, au bouddhisme zen, voire parfois à l'esthétique minimaliste de la société coréenne néo-confucéenne. Ha et ses pairs ont rejeté ces interprétations et, par conséquent, les critiques contemporains, les conservateurs et les historiens de l'art se sont efforcés d'établir un contexte de base pour écarter des lectures aussi limitées. Cependant, ces arguments pourraient encourager le lecteur qui hésite, à voir Ha Chong-Hyun comme une personnalité proéminente de l'art abstrait coréen, qui aurait été inspiré par certains matériaux surtout pour leurs qualités formelles, et non Ha comme sensible et engagé envers les conditions de son pays, un réactionnaire radical dont l'œuvre était un acte de contestation politique.

Le critique coréen Lee Yil, l'un des premiers défenseurs du travail de Ha Chong-Hyun et ami proche, faisait remarquer que les artistes de l'avant-garde coréenne ne produisaient pas un art rebelle ou protestataire, mais un art participatif. J'oserais ajouter que, vu les conditions économiques, sociales et politiques qui ont caractérisé la plus grande partie de la vie du peintre, la rébellion ne suffit pas, voire n'est pas applicable au sens occidental du terme. Tous les Coréens de la génération de Ha parlent de la faim et de la pauvreté continuelle, une réalité à laquelle nul ne pouvait échapper. C'était donc une participation active qui inspirait Ha et ses contemporains à se soutenir les uns les autres, pour pouvoir manger, trouver des matériaux et former une communauté où la libre pensée, qui était censurée, était possible. C'est cette participation qui a permis à Ha de travailler avec ses matériaux, leurs qualités formelles et leurs compositions, tout en comprenant leurs implications sociales. Il a toujours été question de cette hybridité dans laquelle s'investit Ha afin de forger un langage d'art abstrait qu'il pouvait qualifier de forme coréenne.

– Diana Seo Hyung Lee, auteure