Le mythe le plus célèbre qui consacre la naissance de la peinture est probablement celui de Pline l’Ancien, qui relate dans son Histoire Naturelle, circa 75 après JC, le récit de celle qu’il appelle juste “la fille de Dibutade”. Celle-ci a dessiné au charbon l’ombre de son amant sur le mur de sa maison avant qu’il ne parte pour un long périple, capturant ainsi sa silhouette afin de donner à sa présence l’illusion de l’éternité. Cette femme, dont Pline ne donne alors pas même le prénom, serait en fait la première peintre de l’Histoire. Callirrhoé de Sicyone – c’est son nom – a permis de faire de la peinture un antidote à l’absence, à la disparition, et a inventé un art dont la nécessité se trouve aujourd’hui toujours confirmée.
C’est à cette femme que nous devons l’invention de la représentation, la forme qu’on donne à notre impossibilité d’oublier. Callirrhoé de Sicyone a ainsi permis d’offrir une attention ultime, une dernière lumière à une image avant qu’elle ne disparaisse, cette fameuse “sensation de lumière” dont parle la poétesse et peintre Etel Adnan. L’ensemble des artistes, historiques et contemporaines, réunies et invitées par la galerie Almine Rech dans cette exposition ont en partage d’avoir dédié leurs existences à la lumière particulière que produit une œuvre. Cette lumière qui permet parfois d’imaginer d’autres mondes, des espaces et des paysages plus libres, plus fous, plus ambigus, plus audacieux et fluides que ceux que l’on connaît ; des lieux dans lesquels les êtres humains et non-humains se rencontrent pour former de nouvelles histoires et construire d’autres relations. Cette lumière qui se déporte parfois vers les plus vulnérables, les plus oubliés, les moins reconnus, pour qu’enfin ils puissent sortir de l’ombre. Une lumière qui s’attarde sur ces scènes de la société contemporaine, de ce qu’elle fait de nous lorsqu’elle porte la consommation, le produit, et l’accumulation au rang de déités. D’autres faisceaux se tournent vers le corps féminin et ce qu’on lui fait, de sa représentation hypersexualisée à sa possible libération des archétypes, soutenant la vision d’une femme puissante et maitresse de son corps. La beauté féminine se voit ici accorder le loisir d’être distante, indifférente, hors norme et subversive. C’est parfois aussi par l’autoportrait que cette libération s’exprime. Beaucoup des œuvres choisissent l’humour comme un territoire émancipateur, dans lequel le rire, le grotesque, la caricature ou le monstrueux transforment les cadres de nos perceptions. Le sujet de l’innocence, telle qu’elle a pu s’exprimer dans l’histoire de l’art notamment au travers du motif de la nature morte, est ici invoqué pour lui offrir des propriétés nouvelles. La puissance des êtres qui peuplent notre quotidien, leur délicate et si souvent inaperçue présence, se trouve ainsi célébrée. Enfin il arrive que cette lumière s’arrête sur un langage encore inconnu, des traces laissées dont l’histoire n’est pas encore déchiffrée. Comme si les signes et les langues qui sont les nôtres n’étaient pas suffisamment convaincants pour exprimer l’infinie subtilité des impressions et des émotions qui peuplent le vivant. L’exposition "Feeling of light" met en lumière un certain état de notre monde, que l’énergie des femmes qui le composent ne cessent de réinventer, depuis que Callirrhoé de Sicyone s’est mise à l’éclairer.
- Rebecca Lamarche-Vadel, curator and writer